Les
deux demi-morceaux de gâteau
17 juillet 2011
Un couple (un homme
et une femme) marche dans une rue commerçante et passe devant
une boulangerie.
L’homme – J’ai une petite
faim moi. Si on prenait quelque chose ici ?
La femme – Oui si tu
veux.
Ils entrent dans le magasin. Il y
a plusieurs clients. En attendant leur tour ils regardent les gâteaux.
L’homme – Tiens que
penses-tu d’un lorrain ? C’est très bon ça. Je vais en
prendre un. Et toi ?
La femme – Oui j’aime
bien. Mais ils sont gros... et puis mon régime...
L’homme – Et bien prenons
en un seul. Nous demanderons à la jeune fille de nous le couper
en deux.
Vient leur tour.
La jeune fille – Messieurs
Dames ?
L’homme – Un lorrain
s’il vous plait !
La jeune fille – Ce
sera tout ?
L’homme – Oui et si
vous pouviez nous le couper en deux ce serait bien aimable.
La jeune fille (les
regardant d’un air soupçonneux) – C’est que Monsieur, nous
ne vendons pas de demi-gâteaux !
L’homme (souriant)
– Oui, j’entends bien. Mais nous en prenons un entier. Comme ils sont
gros et appétissants, si vous pouviez le couper...
La jeune fille – Si
je comprends bien vous voulez acheter deux demi-parts d’un même
gâteau en somme ?
L’homme (toujours
souriant) – En somme oui !
La jeune fille – C’est
que Monsieur, je vous l’ai déjà dit. Nous ne vendons pas
de demi-gâteaux, que vous en preniez deux ou cinq cent cinquante
!
La femme (chuchotant
et tirant son ami par le bras) – Viens ! Allons-nous en ! Ne fais
pas de scandale.
Les autres clients grommellent et
semblent s’impatienter.
L’homme (toujours
souriant) – C’est que, vous allez rire (peut-être), nous
voulons un lorrain, entier !
La jeune fille – Vous
voulez un gâteau ?
L’homme – Oui !
La jeune fille – Très
bien Monsieur...
L’homme – Coupé
en deux...
La jeune fille – Pardon
?
L’homme – Si c’est possible
!
La jeune fille – Pardon
?
L’homme – C’est possible
?
La jeune fille – Pardon
?
L’homme – C’est pas
possible ?
La jeune fille (énervée)
– Monsieur, combien de fois vais-je le répéter ?...
Les clients sont de plus en plus
agacés par la situation. Certains soupirent, d’autres regardent
leur montre, des enfants pleurent, des chiens hurlent à la mort...
La femme – Mais laisse
donc ! Tu ne vois pas que cette fille est complètement butée
?
La jeune fille (regardant
la femme avec mépris) – Qu’a t’elle dit là cette
peinturlurée ? (il est vrai que cette dernière est
maquillée avec un goût plutôt incertain)
L’homme (qui ne
sourit plus et essaye de calmer la situation) – Voyons ! Calmez-vous.
Nous désirons simplement un gâteau...
(et en prenant à témoin les clients) Nous pouvons
encore dans ce pays acheter un seul et unique gâteau, c’est un
monde que cette histoire !
Derrière, certains clients
approuvent !
L’homme (se reprenant)
– Tout ce que je vous demande c’est de le...
La jeune fille (essayant
également de garder son calme) – Monsieur, je comprends
bien votre problème, seulement...
C’est alors qu’arrive le gérant
sans doute alerté par les voix de plus en plus fortes et les
rumeurs de la foule (il y a au moins cinquante personnes) Le gérant
est un homme d’allure sévère vêtu d’un costume-cravate
et sentant l’eau de Cologne.
Le gérant – Qu’il
y a t’il Madeleine ? Ces gens font-ils de l’esclandre ? S’agit-il d’une
émeute ? Le magasin est-il prit d’assaut par des hordes d’affamés
sans le sou ?
(le gérant adore parler et s’écoute parler. Bien qu’il
parle sur un ton ampoulé)
Madeleine (la jeune
fille de tout à l’heure donc) – C’est que, Monsieur Dupin,
ce Monsieur et cette Dame veulent acheter...
L’homme – En fait c’est
très simple Monsieur le boulanger, nous désirons simplement...
Le gérant (d’abord
hautain et méprisant) – Je ne suis pas boulanger, je suis
Le Gérant ! Ceci n’est pas une boulangerie, mais un commerce
digne et honnête. Nous ne sommes pas comme ces mécréants
qui à l’aube du vingt et unième siècle pétrissent
encore la pâte de leurs gros doigts dans une atmosphère
suintante et enfumée (l’air dégoûté)
digne de ces portraits d’hérétiques alchimistes qui convoquant
le Diable dans des rites sataniques préparaient d’infâmes
mixtures sous les cris de pucelles enchaînées et devenues
folles, afin de plonger dans le chaos et la luxure cette époque
troublée (et à lui-même) et qui parfois
me hante la nuit...
(se reprenant et s’essuyant le front) Mais nous n’en sommes
plus là, heureusement ! Car nous sommes là, nous, commerçants
dignes et honnêtes (se frappant du poing la poitrine)
qui tels des chevaliers des temps modernes proposent à notre
aimable clientèle (sourire de circonstance devant l’assemblée
complètement abasourdie) du pain fabriqué avec de
la farine cent pour cent industrielle, dont la pâte pétrie
par des robots dont la fidélité n’a d’égale que
la parfaite maîtrise de leur tâche, et dont le goût
a été parfaitement calibré et étudié
pour satisfaire le plus grand nombre de consommateurs et...
L’homme (qui se
reprend et l’interrompt) – C’est que Monsieur, nous ne désirons
pas acheter de pain...
Le gérant (sortant
de son délire) – Mais, mais... que voulez-vous donc alors
?
L’homme – Nous voudrions
simplement un gâteau et...
Le gérant – Mais
nous vendons aussi de délicieux gâteaux dont la conception
n’a d’égale que la...
Madeleine (osant
l’interrompre) – C’est que, Monsieur Dupin...
Le gérant – Oui
? Qu’il y a t’il mon petit ?
Madeleine – Ces Messieurs-Dames
veulent deux demi-gâteaux et...
Le gérant (interloqué
et regardant la soixante de clients massée dans le magasin)
– TOUS ?
Madeleine – Non, les
deux premiers. Le Monsieur... et la Dame !
Le gérant (l’air
soupçonneux) – Oui, je vois ce que c’est, laissez-moi m’en
charger et occupez-vous des autres clients !
Madeleine – Bien Monsieur
!
Madeleine commence à servir
les autres clients soulagés que la situation se débloque
(il n’y a pas qu’elle qui débloque d’ailleurs...)
Le gérant (à
l’homme) – Donc, Monsieur, vous désirez acquérir
l’un de nos délicieux gâteaux ?
L’homme – Oui, mais
il n’y a pas de quoi...
Le gérant – Lequel
je vous prie ?
L’homme – Pardon ?
Le gérant – Vous
voulez acheter l’un de nos gâteaux. Lequel d’entre eux ? La question
me semble claire, non ?
L’homme (visiblement
troublé et pas à son aise) – Euh... oui... un lorrain,
c’est cela (regardant sa compagne) Un lorrain !
Le gérant – Hé
bien Monsieur nous vous proposons ce magnifique et délicieux
gâteau pour la modique somme de huit francs (l’air suspicieux)
Avez-vous... cette somme sur vous ?
L’homme (se reprenant)
– Ah Monsieur ! Je ne vous permet pas ! Vous me rendrez raison par un
duel...
Le gérant – Voyons
ne vous empourprez point. Je vois que j’ai affaire à un homme
de raison. Et puis, entre nous, un duel ne vous servirait à rien,
je suis fin bretteur, je gagne toujours... huhuhu (il rit)
Mais parlons affaires. Vous avez l’argent, nous avons le gâteau.
La situation est claire ?
L’homme (rasséréné)
– C’est que Monsieur, voyez-vous, vos gâteaux sont très
gros...
Le gérant (avec
fierté) – Ils le sont, en effet !
L’homme – Et nous désirons
simplement que vous nous le séparassiez en deux afin...
Le gérant – C’est
absolument et rigoureusement impossible Monsieur !
Nous ne vendons pas de demi-gâteaux. La jeune fille a dû
vous le dire. N’est-ce pas Madeleine ?
Madeleine – Tout à
fait Monsieur Dupin. C’est ce que j’essayais de leur expliquer mais
ce Monsieur...
L’homme (s’énervant
et agitant ses mains, sa compagne essayant de le calmer) – Mais
enfin, bon sang de bonsoir c’est pas compliqué (se calmant
et se mettant la main sur le front, sa compagne lui chuchotant quelque
chose) Nous ne voulons pas acheter un demi-gâteau, ni trois
demi-gâteaux, mais simplement deux demi-gâteaux qui font
un gâteau ENTIER...
Le gérant (vexé)
– Merci mon brave, je sais compter voyez-vous. Je suis GERANT.
Les deux hommes continuent leur discussion
animée, Madeleine, quant à elle, sert toujours les autres
clients qui amusés, curieux ou exaspérés jettent
tous un regard vers le couple. Une vieille dame s’approche...
La vieille dame (de
sa petite voix chevrotante) – Une demi-baguette s’il vous plaît
! Pas trop cuite !
Madeleine prend une baguette et la
coupe en deux.
Madeleine – Voici, Madame
Mimiche, cela fait deux francs vingt. Merci, au revoir...
La vieille dame s’en va.
L’homme (stupéfait)
– Mais, mais... vous vendez des demi-baguettes ?...
Le gérant – Tout
à fait ! D’ailleurs le prix est indiqué sur ce tableau
ici même. Je ne vois pas ce que cela vient faire dans notre discussion...
L’homme – Hin... heu...
non... je sais pas, je sais pas... rien... enfin non, heu... Au revoir...
L’homme visiblement épuisé
sort, soutenu par sa compagne.
Le gérant – C’est
cela, au revoir...
Encore des marginaux qui nous prennent pour l’Armée du Salut.
Où irions nous si nous ne respections pas, un tant soit peu,
les règles élémentaires et combien salutaires de
notre glorieux métier, de notre mission devrais-je dire : Servir
le client !
N’est ce pas Madeleine ?
Madeleine – Oui, oui
Monsieur Dupin. Bien sûr !
Le gérant (à
lui-même) –
Oh pôvre Humanité
Qu’il est bien triste
De te voir si malmenée !...
Tiens je fais des vers maintenant ?
(et tout en comptant sur ses doigts
les pieds – plus facile que le contraire – il regagne son bureau)
Oh – pô – vr’hu – ma – ni – té...